un livre, trois versions:
Alphonse Daudet, né à Nîmes en 1840, arrive à Paris à l’âge de 17 ans. Appuyé par son frère Ernest, chroniqueur dans un journal, il publie un recueil de poèmes, “Les Amoureuses”, ainsi que des récits dans les journaux sous le pseudonyme “Piccolo”. Il devient secrétaire du duc de Morny, demi-frère de Napoléon III. Cette situation lui permet de continuer à écrire: poèmes, pièces de théâtre, récits. Il retourne périodiquement en Languedoc voir son ami Frédéric Mistral et ses cousins de Fontvieille, notamment Timoléon Ambroy.
En 1865, le duc de Morny meurt.
Alphonse Daudet s’installe à Clamart avec d’autres écrivains, et en particulier son ami Paul Arène.
C’est à cette époque qu’il rencontre sa future femme, Julia Allard.
Alphonse Daudet et Paul Arène écrivent ensemble quelques contes et récits qu’ils publient entre août et septembre 1866 dans le journal “l’Evènement” sous le pseudonyme “Marie-Gaston”. Puis Paul Arène part en Provence et Alphonse Daudet continue tout seul cette collaboration avec le journal.
Ainsi paraissent 12 “lettres”, soit 13 contes entre le 8 août et le 28 octobre 1866 : les 5 premières lettres sont signées “Marie-Gaston”, la 6ème “Alphonse Daudet - Marie Gaston” et les suivantes “Alphonse Daudet”.
En janvier 1867, Alphonse Daudet et Julia Allard se marient et s’installent à Paris. Alphonse Daudet continue à écrire des contes qu’il publie en 1868 et 1869 dans “Le Figaro”.
Ses beaux-parents louent une maison de villégiature à Champrosay, l’ancienne maison du peintre Eugène Delacroix : c’est là que l’écrivain va retravailler les récits et contes publiés dans les journaux pour éditer chez Hetzel la première version du livre “Les Lettres de Mon Moulin”, en 1869.
Cette première édition comprend 18 lettres :
9 des 12 lettres parues dans l’Evènement
7 lettres parues dans le Figaro (qui, par dédoublement de la Diligence de Beaucaire, deviennent 8 lettres)
Un texte inspiré de “Promenades en Afrique” publié dans “La Revue Nouvelle” du 1er février 1864
Il y ajoute un “avant-propos” qu’il dédie à sa femme Julia.
Cette première version des “Lettres de Mon Moulin” passe presque inaperçue, car elle sort pendant la guerre de 1870.
Alphonse Daudet va continuer à écrire contes et récits entre 1872 et 1875. En 1879, il publie aux éditions Lemerre la version définitive des “Lettres de Mon Moulin”, soit 24 lettres :
Les 18 lettres et l’avant-propos de l’édition de 1869
6 autres contes écrits après 1869. et l’installation.
HISTOIRE DE MES LIVRES
LETTRES DE MON MOULIN
Sur la route d'Arles aux carrières de Fontvieille, passé le mont de Corde et l'abbaye de Montmajour, se dresse vers la droite, en amont d'un grand bourg poudreux et blanc comme un chantier de pierres, une montagnette chargée de pins, d'un vert désaltérant dans le paysage brûlé. Des ailes de moulin tournaient dans le haut ; en bas s'accote une grande maison blanche, le domaine de Montauban, originale et vieille demeure qui commence en château, large perron, terrasse italienne à pilastres, et se termine en murailles de mas campagnard, avec les perchoirs pour les paons, la vigne au-dessus de la porte, le puits dont un figuier enguirlande les ferrures, les hangars où reluisent les herses et les araires, le parc aux brebis devant un champ de grêles amandiers qui fleurissent en bouquets roses vite effeuillés au vent de mars. Ce sont les seules fleurs de Montauban. Ni pelouses, ni parterres, rien qui rappelle le jardin, la propriété enclose ; seulement des massifs de pins dans le gris des roches, un parc naturel et sauvage, aux allées en fouillis, toutes glissantes d'aiguilles sèches. À l'intérieur, même disparate de manoir et de ferme, des galeries dallées et fraîches, meublées de canapés et de fauteuils Louis XVI, cannés et contournés, si commodes aux siestes estivales ; larges escaliers, corridors pompeux où le vent s'engouffre et siffle sous les portes des chambres, agite leurs lampas à grandes raies de l'ancien temps. Puis, deux marches franchies, voici la salle rustique au sol battu, gondolé, que grattent les poules venues pour ramasser les miettes du déjeuner de la ferme, aux murs crépis soutenant des crédences en noyer, la panière et le pétrin ciselés naïvement.
Une vieille famille provençale habitait là, il y a vingt ans, non moins originale et charmante que son logis. La mère, bourgeoise de campagne, très âgée mais droite encore sous ses bonnets de veuve qu'elle n'avait jamais quittés, menant seule ce domaine considérable d'oliviers, de blés, de vignes, de mûriers; près d'elle, ses quatre fils, quatre vieux garçons qu'on désignait par les professions qu'ils avaient exercées ou exerçaient encore, le Maire, le Consul, le Notaire, l'Avocat. Leur père mort, leur soeur mariée, ils s'étaient serrés tous quatre autour de la vieille femme, lui faisant le sacrifice de leurs ambitions et de leurs goûts, unis dans l'exclusif amour de celle qu'ils appelaient leur « chère maman » avec une intonation respectueuse et attendrie.
Braves gens, maison bénie !... Que de fois, l'hiver, je suis venu là me reprendre à la nature, me guérir de Paris et de ses fièvres, aux saines émanations de nos petites collines provençales. J'arrivais sans prévenir, sûr de l'accueil, annoncé par la fanfare des paons, des chiens de chasse, Miracle, Miraclet, Tambour, qui gambadaient autour de la voiture, pendant que s'agitait la coiffe arlésienne de la servante effarée, courant avertir ses maîtres, et que la « chère maman » me serrait sur son petit châle à carreaux gris, comme si j'avais été un de ses garçons. Cinq minutes de tumulte, puis les embrassades finies, ma malle dans ma chambre, toute la maison redevenait silencieuse et calme. Moi je sifflais le vieux Miracle - un épagneul trouvé à la mer, sur une épave, par des pêcheurs de Faraman -, et je montais à mon moulin.
Une ruine, ce moulin ; un débris croulant de pierre, de fer et de vieilles planches, qu'on n'avait pas mis au vent depuis des années et qui gisait, les membres rompus, inutile comme un poète, tandis que tout autour sur la côte la meunerie prospérait et virait à toutes ailes. D'étranges affinités existent de nous aux choses. Dès le premier jour, ce déclassé m'avait été cher ; je l'aimais pour sa détresse, son chemin perdu sous les herbes, ces petites herbes de montagne grisâtres et parfumées avec lesquelles le père Gaucher composait son élixir, pour sa plate-forme effritée où il faisait bon s'acagnardir à l'abri du vent, pendant qu'un lapin détalait ou qu'une longue couleuvre aux détours froissants et sournois venait chasser les mulots dont la masure fourmillait. Avec son craquement de vieille bâtisse secouée par la tramontane, le bruit d'agrès de ses ailes en loques, le moulin remuait dans ma pauvre tête inquiète et voyageuse des souvenirs de courses en mer, de haltes dans des phares, des îles lointaines ; et la houle frémissante tout autour complétait cette illusion. Je ne sais d'où m'est venu ce goût de désert et de sauvagerie, en moi depuis l'enfance, et qui semble aller si peu à l'exubérance de ma nature, à moins qu'il ne soit en même temps le besoin physique de réparer dans un jeûne de paroles, dans une abstinence de cris et de gestes, l'effroyable dépense que fait le méridional de tout son être. En tous cas, je dois beaucoup à ces retraites spirituelles; et nulle ne me fut plus salutaire que ce vieux moulin de Provence. J'eus même un moment l'envie de l'acheter ; et l'on pourrait trouver chez le notaire de Fontvieille un acte de vente resté à l'état de projet, mais dont je me suis servi pour faire l'avant-propos de mon livre.
Mon moulin ne m'appartint jamais. Ce qui ne m'empêchait pas d'y passer de longues journées de rêves, de souvenirs, jusqu'à l'heure où le soleil hivernal descendait entre les petites collines rases dont il remplissait les creux comme d'un métal en fusion, d'une coulée d'or toute fumante. Alors, à l'appel d'une conque marine, la trompe de M. Seguin sonnant sa chèvre, je rentrais pour le repas du soir autour de la table hospitalière et fantaisiste de Montauban, servie selon les goûts et les habitudes de chacun : le vin de Constance du Consul à côté de l'eau bouillie ou de l'assiette de châtaignes blanches dont la vieille mère faisait son dîner frugal. Le café pris, les pipes allumées, les quatre garçons descendus au village, je restais seul à faire causer l'excellente femme, caractère énergique et bon, intelligence subtile, mémoire pleine d'histoires qu'elle racontait avec tant de simplicité et d'éloquence : des choses de son enfance, humanité disparue, mœurs évanouies, la cueillette du vermillon sur les feuilles des chênes-kermès, 1815, l'invasion, le grand cri d'allègement de toutes les mères à la chute du premier empire, les danses, les feux de joie allumés sur les places, et le bel officier cosaque en habit vert qui l'avait fait sauter comme une chèvre, farandoler toute une nuit sur le pont de Beaucaire. Puis son mariage, la mort de son mari, de sa fille aînée, que des pressentiments, un brusque coup au coeur lui révélaient à plusieurs lieues de distance, des deuils, des naissances, une translation de cendres chères quand on ferma le cimetière vieux. C'était comme si j'avais feuilleté un de ces anciens livres de raison, à tranches fatiguées, où s'inscrivait autrefois l'histoire morale des familles, mêlée aux détails vulgaires de l'existence courante, et les comptes des bonnes années de vin, et d'huile à côté de véritables miracles de sacrifice et de résignation. Dans cette bourgeoise à demi rustique, je sentais une âme bien féminine, délicate, intuitive, une grâce malicieuse et ignorante de petite fille. Fatiguée de parler, elle s'enfonçait dans son grand fauteuil, loin de la lampe ; l'ombre d'une nuit tombante fermait ses paupières creuses, envahissait son vieux visage aux grandes lignes, ridé, crevassé, raviné par le soc et la herse; et muette, immobile, j'aurais pu croire qu'elle dormait, sans le cliquetis de son chapelet que ses doigts égrenaient au fond de sa poche. Alors je m'en allais doucement finir ma soirée à la cuisine.
Sous l'auvent d'une cheminée gigantesque où la lampe de cuivre pendait accrochée, une nombreuse compagnie se serrait devant un feu clair de pieds d'oliviers, dont la flamme irrégulière éclairait bizarrement les coiffes pointues et les vestes de cadis jaune. À la place d'honneur, sur la pierre du foyer, le berger accroupi, le menton ras, le cuir tanné, son cachimbau (pipe courte) au coin de la bouche finement dessinée, parlait à peine, ayant pris l'habitude du silence contemplatif dans ses longs mois de transhumance sur les Alpes dauphinoises, en face des étoiles qu'il connaissait toutes, depuis Jan de Milan jusqu'au Char des âmes. Entre deux bouffées de pipe, il jetait en son patois sonore des sentences, des paraboles inachevées, de mystérieux proverbes dont j'ai retenu quelques-uns.
« La chanson de Paris, la plus grande pitié du monde... L'homme par la parole et le bœuf par la corne... Besogne de singe, peu et mal... Lune pâle, l'eau dévale... Lune rouge, le vent bouge... Lune blanche, journée franche. » Et tous les soirs le même centon avec lequel il levait la séance : « Au plus la vieille allait, au plus elle apprenait, et pour ce, mourir ne voulait. »
Près de lui, le garde Mitifio dit Pistolet, aux yeux farceurs, à la barbiche blanche, amusait la veillée d'un tas de contes, de légendes, que ravivait chaque fois sa pointe railleuse et gamine, bien provençale. Quelquefois, au milieu des rires soulevés par une histoire de Pistolet, le berger disait très grave : « Si pour avoir la barbe blanche on était réputé sage, les chèvres le devraient être. » Il y avait encore le vieux Siblet, le cocher Dominique, et un petit bossu surnommé lou Roudéirou (le Rôdeur), une sorte de farfadet, d'espion de village, regards aigus perçant la nuit et les murailles, âme coléreuse, dévorée de haines religieuses et politiques.
Il fallait l'entendre raconter et imiter le vieux Jean Coste, un rouge de 93, mort depuis peu et jusqu'au bout fidèle à ses croyances. Le voyage de Jean Coste, vingt lieues à pied pour aller voir guillotiner le curé et les deux secondaires (vicaires) de son village. « C'est que, mes enfants, quand je les vis passer leurs têtes à la lunette - et ça ne leur allait pas de passer leurs têtes à la lunette - eh ! nom d'un Dieu, tout de même, j'eus du plaisir... taben aguéré dé plesi... » Jean Coste, tout grelottant, chauffant sa vieille carcasse à quelque mur embrasé de lumière et disant aux garçons autour de lui : « Jeunes gens, avez-vous lu Volney ?... Jouven auès legi Voulney ? Celui-là prouve mathématiquement qu'il n'y a pas d'autre Dieu que le soleil !... Gès dé Diou, doum dé Liou ! rèn qué lou soule ! » Et ses jugements sur les hommes de la Révolution : « Marat, bonhomme... Saint-Just, bonhomme... Danton aussi, bonhomme... Mais, sur la fin, il s'était gâté, il était tombé dans le modérantisme... dins lou mouderantismo ! » Et l'agonie de Jean Coste dressé en spectre sur son lit et parlant français une fois dans sa vie pour jeter au visage du prêtre : « Retire-toi, corbeau... la charogne il n'est pas encore morte... » Si terriblement le petit bossu accentuait ce dernier cri que les femmes poussaient des « Aïe... bonne mère !... » et que les chiens endormis s'éveillaient, grondant en sursaut vers la porte battue par la plainte du vent de nuit, jusqu'à ce qu'une voix féminine, aiguë et fraîche, entonnât pour dissiper la fâcheuse impression quelque Noël de Saboly : « J'ai vu dans l'air - un ange tout vert - qui avait de grand's ailes - dessus ses épaules... » ou bien l'arrivée des mages à Bethléem : « Voici le roi Maure, - avec ses yeux tout trévirés ; l'enfant Jésus pleure, - le roi n'ose plus entrer... » un air naïf et vif de galoubet que je notais avec toutes les images, expressions, traditions locales ramassées dans la cendre de ce vieux foyer.
Souvent aussi ma fantaisie rayonnait en petits voyages autour du moulin. C'était une partie de chasse ou de pêche en Camargue, vers l'étang du Vacarès, parmi les bœufs et les chevaux sauvages librement lâchés dans ce coin de pampas.
Un autre jour, j'allais rejoindre mes amis les poètes provençaux, les Félibres. À cette époque, le Félibrige n'était pas encore érigé en institution académique. Nous étions aux premiers jours de l'Eglise, aux heures ferventes et naïves, sans schismes ni rivalités. À cinq ou six bons compagnons, rires d'enfants, dans des barbes d'apôtres, on avait rendez-vous tantôt à Maillane, dans le petit village de Frédéric Mistral, dont me séparait la dentelle rocheuse des Alpilles; tantôt à Arles, sur le forum, au milieu d'un grouillement de bouviers et de pâtres venus pour se louer aux gens des Mas. On allait aux Aliscamps écouter, couchés dans l'herbe parmi les sarcophages de pierre grise, quelque beau drame de Théodore Aubanel, tandis que l'air vibrait de cigales et que sonnaient ironiquement derrière un rideau d'arbres pâles les coups de marteau des ateliers du P.L.M. Après la lecture, un tour sur la Lice pour voir passer sous ses guimpes blanches et sa coiffe en petit casque la fière et coquette Arlésienne pour qui le pauvre Jan s'est tué par amour. D'autres fois, nos rendez-vous se donnaient à la Ville des Baux, cet amas poudreux de ruines, de roches sauvages, de vieux palais écussonnés, s'effritant, branlant au vent comme un nid d'aigle sur la hauteur d'où l'on découvre après des plaines et des plaines, une ligne d'un bleu plus pur, étincelant, qui est la mer. On soupait à l'auberge de Cornille ; et tout le soir, on errait en chantant des vers au milieu des petites ruelles découpées, de murs croulants, de restes d'escaliers, de chapiteaux découronnés, dans une lumière fantômale qui frisait les herbes et les pierres comme d'une neige légère. « Des poètes, anén !... » disait maître Cornille... « De ces personnes qui z'aiment à voir les ruines au clair de lune. »
Le Félibrige s'assemblait encore dans les roseaux de l'île de la Barthelasse, en face des remparts d'Avignon et du palais papal, témoin des intrigues, des aventures du petit Vedène. Puis, après un déjeuner dans quelque cabaret de marine, on montait chez le poète Anselme Mathieu à Châteauneuf-des-Papes, fameux par ses vignes qui furent longtemps les plus renommées de Provence. Oh ! le vin des papes, le vin doré, royal, impérial, pontifical, nous le buvions, là-haut sur la côte, en chantant des vers de Mistral, des fragments nouveaux des Iles d'or. « En Arles, au temps des fades - florissait - la reine Ponsirade - un rosier... » ou encore la belle chanson de mer : « Le bâtiment vient de Mayorque - avec un chargement d'oranges... » Et l'on pouvait s'y croire à Mayorque, devant ce ciel embrasé, ces pentes de vignobles, étayées de murtins en pierre sèche, parmi les oliviers, les grenadiers, les myrtes. Par les fenêtres ouvertes, les rimes partaient en vibrant comme des abeilles ; et l'on s'envolait derrière elles, des jours entiers, à travers ce joyeux pays du Comtat, courant les votes et les ferrades, faisant des haltes dans les bourgs, sous les platanes du Cours et de la Place, et du haut du char à banc qui nous portait, à grand tapage de cris et de gestes, distribuant l'orviétan au peuple assemblé. Notre orviétan, c'étaient des vers provençaux, de beaux vers dans la langue de ces paysans qui comprenaient et acclamaient les strophes de Mireille, la Vénus d'Arles d'Aubanel, une légende d'Anselme Mathieu ou de Roumanille, et reprenaient en chœur avec nous la chanson du soleil: Grand soleil de la Provence - gai compère du mistral, - toi qui siffles la Durance - comme un coup de vin de Crau... Le tout se terminait par quelque bal improvisé, une farandole, garçons et filles en costume de travail, et les bouchons sautaient sur les petites tables, et s'il se trouvait une vieille marmoteuse d'oraisons pour critiquer nos gaîtés de libre allure, le beau Mistral, fier comme le roi David, lui disait du haut de sa grandeur : « Laissez, laissez, la mère... les poètes, tout leur est permis... » Et confidentiellement, clignant de l'oeil à la vieille qui s'inclinait, respectueuse, éblouie : « Es nautré qué fasen li saumé... Ç'est nous qui faisons les psaumes...»
Et comme c'était bon, après une de ces escapades lyriques, de revenir au moulin se reposer sur l'herbe de la plate-forme, songer au livre que j'écrirais plus tard avec tout cela, un livre où je mettrais le bourdonnement qui me restait aux oreilles de ces chants, de ces rires clairs, de ces féeriques légendes, un reflet aussi de ce soleil vibrant, le parfum de ces collines brûlées, et que je daterais de ma ruine aux ailes mortes.
Les premières Lettres de mon moulin ont paru vers 1866 dans un journal parisien où ces chroniques provençales, signées d'abord d'un double pseudonyme emprunté à Balzac « Marie-Gaston », détonnaient avec un goût d'étrangeté. Gaston, c'était mon camarade Paul Arène qui, tout jeune, venait de débuter à l'Odéon par un petit acte étincelant d'esprit, de coloris, et vivait tout près de moi, à l'orée du bois de Meudon. Mais quoique ce parfait écrivain n'eût pas encore à son acquit Jean des Figues, ni Paris ingénu, ni tant de pages délicates et fermes, il avait déjà trop de vrai talent, une personnalité trop réelle pour se contenter longtemps de cet emploi d'aide-meunier. Je restai donc seul à moudre mes petites histoires, au caprice du vent, de l'heure, dans une existence terriblement agitée. Il y eut des intermittences, des cassures ; puis, je me mariai et j'emmenai ma femme en Provence pour lui montrer mon moulin. Rien n'avait changé là-bas, ni le paysage ni l'accueil. La vieille mère nous serra tous deux tendrement contre son petit châle à carreaux, et l'on fit, à la table des garçons, une petite place pour la novio. Elle s'assit à mon côté sur la plate-forme du moulin où la tramontane, voyant venir cette Parisienne ennemie du soleil et du vent, s'amusait à la chiffonner, à la rouler, à l'emporter dans un tourbillon comme la jeune Tarentine de Chénier. Et c'est au retour de ce voyage que, repris par ma Provence, je commençai au Figaro une nouvelle série des Lettres de mon moulin, les Vieux, la Mule du pape, l'Elixir du père Gaucher, etc., écrits à Champrosay, dans cet atelier d'Eugène Delacroix dont j'ai déjà parlé pour l'histoire de Jack et de Robert Helmont. Le volume parut chez Hetzel en 1869, se vendit péniblement à deux mille exemplaires, attendant, comme les autres oeuvres de mon début, que la vogue des romans leur fit un regain de vente et de publicité. N'importe ! c'est encore là mon livre préféré, non pas au point de vue littéraire, mais parce qu'il me rappelle les plus belles heures de ma jeunesse, rires fous, ivresses sans remords, des visages et des aspects amis que je ne reverrai plus jamais.
Aujourd'hui Montauban est désert. La « chère maman » est morte, les garçons dispersés, le vin de Châteauneuf rongé jusqu'à la dernière grappe. Où Miracle et Miraclet, Siblet, Mitijio, le Roudéirou ? Si j'allais là-bas, je ne trouverais plus personne. Seulement les pins, me dit-on, ont beaucoup grandi ; et sur leur houle verte scintillante, restauré, rentoilé comme une corvette à flot, mon moulin vire dans le soleil, poète remis au vent, rêveur retourné à la vie.
Alphonse Daudet