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dans "Les Lettres de mon Moulin"

Alphonse DAUDET

L'Evènement, samedi 18 aout 1866: première lettre

 

 

Première lettre

 

L’Evènement, samedi 18 août 1866

DE MON MOULIN

 

À monsieur H. de Villemessant.

 

 

 Oui, monsieur, Lettres de mon moulin !... mais ce n’est pas un meunier qui vous écrit. Si j’étais meunier, je serais tout blanc de farine et j’aurais mieux à faire qu’à me noircir d’encre.

Je ne suis pas un meunier ; je suis un simple journaliste, propriétaire d’un moulin... « Propriétaire » vous semble ambitieux peut-être, pour un homme de ma profession. Rassurez-vous : il s'agit d'un vieux moulin abandonné, perdu dans le fin fond de la Provence, et que j'ai eu presque pour rien. - Ma parole, monsieur, je n'aurais pas pu y mettre davantage.

J'ai donc acheté un moulin ; voici pourquoi :

Il y a quatre mois, au milieu de travaux plus ou moins littéraires, je me suis senti pris subitement de lassitude et de dégoût...

Explique mon mal qui voudra ! Le fait est qu'après m'être endormi un soir le cerveau plein de flamme et le coeur bourré de belles tendresses, je me réveillai le lendemain la tête vide et le coeur froid. Mes amis les plus chers me devinrent tout d'un coup insupportables. Ni livres, ni maîtresses, rien ne me disait plus... tout m'ennuyait, tout m'excédait, même ma gouvernante, un joli chérubin blond qui n'a pas sa pareille pour les tomates farcies.

  

Du jour au lendemain le plus doux et le plus inoffensif des journalistes en fut le plus irritable et le plus nerveux. C'étaient des colères enfantines, des agacements sans raison :  Azevedo trop laid, Offenbach trop maigre !... Est-ce que je sais, moi ?... Puis je devenais méchant.

Personne n'avait plus de talent. Je faisais « peuh ! » en parlant des autres, et quand je passais devant une glace, j'avais toujours peur de reconnaître sur mes épaules la tête désagréable et grincheuse du critique Babou.

Décidément j'étais malade ; on me conseilla de partir.

Où aller ?

J'avais d'abord songé à me faire gardien de phare quelque part là-bas, entre la Corse et la Sardaigne, sur un grand diable de rocher écarlate où j'ai passé de belles heures dans le temps.

L'endroit a bien son charme : un ciel d'amour, de l'air salé à pleins poumons et la mer à perte de vue ; mais on n'y est pas assez seul. Le phare a trois gardiens. Des confrères, monsieur !… et je ne voulais plus de confrères.

C'est alors que je me rappelai un vieux moulin à vent, devant lequel je passais toutes les années, quand je m'en allais au mois d'août, chasser les halbrans dans les marais de Camargue. C'est le Moulin-Rompu. Il n'est pas en bonne odeur dans le pays. Un vieux s'y est pendu autrefois, et, depuis cette époque, les paysans disent qu'il y revient ;  mais, en dépit de son mauvais renom, le Moulin-Rompu a fort bon air encore, je vous jure, et c'est plaisir de le voir, haut planté sur sa butte, se dresser parmi les pins et les lambrusques, avec sa fenêtre sans volets qui regarde, son toit effondré vers la pointe, et sa grande roue immobile où manque une aile.


Pauvre moulin ! Depuis des temps, il était à vendre !

Depuis des temps, au bord de la grand'route, à l'angle du sentier qui monte vers lui, on voyait, cloué sur un pin, cet écriteau mélancolique, aux trois quarts effacé par la pluie, et s'effaçant chaque année davantage : Moulin à vendre.

Voilà quatre mois que l'écriteau n'y est plus.

Comme on est bien dans mon moulin, monsieur !... Pas de bruit… pas de journaux… pas de voitures… Paris à mille lieues…

Parfois, au bas du coteau, sur la route, la voix d'un paysan qui chasse sa bête :  un grelot de chèvres dans les romarins, c'est tout.

Comme on est bien dans mon moulin !

La pièce d'en bas, large, fraîche et voûtée - un vrai réfectoire de couvent -, contient mon lit, une table et trois chaises. Elle est éclairée discrètement par deux meurtrières percées dans les murs blanchis à la chaux... Quand je veux le jour, le grand jour, je n'ai qu'à ouvrir la porte, et du coup une lumière abondante et joyeuse se précipite chez moi comme l'eau par une écluse.

 La pièce du haut, je n'y monte jamais. C'est délabré, ouvert au vent, et à la pluie ; et puis des plâtras, des tuiles tombées, l'arbre de couche au milieu, sans compter qu'il y a le coin où le vieux s'est pendu... Cette partie de mon domaine, je  la laisse aux revenants, aux rats et aux hiboux ; et Dieu sait quel sabbat ils font toutes les nuits sur ma tête.

 Comme on est bien dans mon moulin!

 

Le village est loin ; je suis seul, complètement seul. C'est bien ainsi que je voulais être... Deux fois par jour, un vieux soldat manchot, qu'on appelle le Pape, - demandez-lui pourquoi ! - monte m'apporter mes repas. Celui-là est un sceptique de bivouac, à qui mes revenants n'ont pas fait peur.

À part lui, personne n'entre au Moulin-Rompu !

Voilà quatre mois que je vivais ainsi, sans un journal et sans un livre ; quatre mois que j'avais passés, étendu sur le dos parmi les touffes de lavande, à me bercer de la chanson des cigales, heureux de vivre et de ne plus penser.

Un coucher de soleil derrière les pins, les jeux de la lumière sur les roches, un joli coup de tramontane, c'était assez pour occuper mon âme tout un jour... Pas un regret, pas un souvenir, rien !...

Tout à coup, pas plus tard qu'hier matin, j'ai entendu dans mon cerveau comme un battement d'ailes : une pensée peut-être qui passait. Quelque chose d'endormi avait l'air de se réveiller en moi. Ô miracle ! Le soir, quand le Pape est venu, je lui ai adressé la parole, le pauvre homme n'en revenait pas. Je l'ai fait asseoir à ma table et trinquer avec moi ; à onze heures de la nuit, nous bavardions encore.

Le Pape parti, je me suis couché, mais avec un peu de fièvre. J'ai eu des rêves, je crois. - Mademoiselle Léonide Leblanc me trouvait plus joli que Capoul et me proposait d'être ma meunière. - C'était bien Parisien, cela !

Ce matin, en m'éveillant, l'envie m'est venue de descendre au village... J'ai vu des enfants dans la rue, cela m'a fait plaisir... Un cabaret était devant moi, j'y suis entré.  Juste à ce moment, le piéton jetait deux journaux sur une table ;  l'un d'eux était l'Evènement. Le croirez-vous, monsieur ! En déchirant sa bande rouge, les mains me tremblaient d'émotion. La feuille était encore humide et sentait bon.

Dieu me pardonne ! J'ai lu le journal d'un bout à l'autre ; puis, en sortant, j'ai acheté du papier, des plumes et de l'encre, et maintenant me voilà, assis devant ma table, la porte du moulin grande ouverte, heureux comme un enfant de vous écrire cette longue lettre.

Ce que j'en fais, monsieur, ce n'est point pour voir mon nom imprimé, puisque je ne signe pas.

Ce n'est pas non plus que j'aie besoin de cela pour vivre ; puisque je suis propriétaire.

Mais alors pourquoi ?

Pourquoi suis-je assis en ce moment devant ma table, la porte du moulin grande ouverte, heureux comme un enfant de vous écrire cette longue lettre, tandis que le soleil s'en va et que j'entends au loin le cri mélancolique des paons perchés sur les toits des fermes !...

 

 

 

 

MARIE-GASTON.